Le Roman d’Angkor : littérature et archéologie dans le contexte de l’Indochine coloniale
Auteur : Rusu, Lucile
Sous la direction de : Franck Laurent et Nathalie Richard
Université du Mans
Texte français
Mots clés : Langues, Littératures et Civilisations, Cambodge, Histoire culturelle, Post colonialisme, Exotisme, roman indochinois, Littérature de voyage, Développement de l’archéologie moderne, Angkor.
Résumé
La naissance de l’archéologie moderne (pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Eve Gran-Aymerich, 1998) s’est accompagnée au XIXe siècle et d’abord au sujet des anciennes civilisations méditerranéennes (de Rome au Proche-Orient en passant par la Grèce et l’Égypte) de l’émergence d’une configuration culturelle complexe, articulant savoir scientifique en cours de constitution méthodologique autonome, essor des représentations et des réemplois artistiques et littéraires des connaissances nouvelles (en particulier via le genre fantastique ou celui du roman d’aventures), et alimentation d’ une culture de masse en plein développement. « Ainsi les pratiques de restauration du passé se diffusent-elles sous des modalités visuelles autant que textuelles, sous des formes populaires autant que lettrées, dans l’espace privé autant que public, démontrant que le terme “archéologie” ne désigne pas exclusivement un champ du savoir scientifique et des pratiques d’ailleurs encore assez faiblement normées au XIXe siècle, mais qu’ il recouvre un fait culturel beaucoup plus large et qu’il est possible de parler de “cultures archéologiques” pour décrire la circulation des savoirs, les appropriations et les pratiques multiformes qu’ils suscitent dans des sphères très larges et très diverses de la société » (Nathalie Richard, 2017). Or il semble bien que cette situation ait perduré dans les premières décennies du XXe siècle, quitte à trouver ses champs d’application privilégiés dans des « ailleurs » plus lointains, notamment en Extrême-Orient. En France, pour d’évidentes raisons géopolitiques, le site khmer d’Angkor a ainsi généré une constellation culturelle de savoirs et de représentations particulièrement profuse. Vaguement (mais d’autant plus puissamment peut-être) révélé à l’Occident par les récits d’un voyageur français publiés dans la presse parisienne du Second Empire, l’ensemble angkorien commence à être exploité scientifiquement au début du siècle, grâce surtout aux efforts de la naissante École Française d’Extrême Orient. Dès les années 1910 et durant toute l’Entre-Deux-Guerres, il inspire de nombreuses créations littéraires (fictions romanesques ou récits de voyage d’écrivains) dans lesquelles, au-delà d’un somptueux décor exotique, il condense l’attrait fantasmatique du mystère, et occasionne la circulation de savoirs archéologiques, historiques et ethnographiques encore neufs, sinon balbutiants. Auxiliaire de la science archéologique par ses capacités de « vulgarisation », la littérature s’y pose aussi, assez fréquemment, en rivale, dramatisant ainsi la concurrence maintenue des « deux cultures » (Belles Lettres vs Sciences de l’Homme), à travers notamment le motif récurrent de l’archéologue amateur autant qu’aventurier, damant le pion, y compris sur le terrain du savoir, à l’archéologue érudit et officiel, dont le statut est garanti par l’administration d’État (voir par exemple Le Roi lépreux de Pierre Benoit, ou La Voie Royale d’André Malraux) –déclinaison en quelque sorte de la rivalité structurante dans le roman policier moderne entre amateur (journaliste ou autre « privé ») et policier professionnel. Cette rivalité peut également s’exprimer « du côté » des archéologues, non seulement dans l’usage qu’ils font de leur expertise pour valider ou invalider publiquement les récits littéraires, mais aussi par leur capacité directe à communiquer leurs travaux auprès d’un « grand public » auquel s’adresse également les écrivains – certains de ces archéologues allant jusqu’à embrasser une carrière de romancier (cas de George Groslier). Ces représentations littéraires évoquent également la question des différentes formes de marchandisation du site, que ce soit par le biais du marché international des œuvres d’arts extra-européennes, ou par celui de la mise en place d’éléments de l’industrie touristique naissante (souvent dénoncée – mais plus souvent encore occultée).